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Le jeu chez Sacher Masoch. Désexualisation et conversion. 

Mohamed Ali Youssef. Institut Supérieur des Beaux Arts de Nabeul (Université de Carthage).

 

« Le fond de cette mère sévère est plutôt comme une transmutation de la cruauté d’où sortira le nouvel homme.»1 De là naissent les premiers signes d’une problématique enveloppante et qui se développe, tant au niveau de la psyché qu niveau de son dépliement en dehors, vers ce qui s’étend au-delà ou en deçà des limites même de l’entendement.

Toute machine est faite de coupures, d’alternances, de rencontres interminables, dans ce que Deleuze appelait « des surfaces d’indiscernabilités. »2, ces non- --lieux de la pensée où tout fuit tout et où tout va à l’encontre de tout, dans une espèce de chaos. Chez Sacher Masoch la machine se pervertie en de multiples formes se fractionnant tout en se recoupant. Chez lui la primauté de la forme prend le dessus sur les agissements fulgurants des corps désexualisés, débarrassés de ce voile ontologique pour s’engager dans un devenir anthropomorphique. Le genre qui n’est ni femme ni homme ou mi-femme mi-homme, trouve dans la pensée de Masoch une certaine ambigüité, tout d’abord au niveau de la complexité formelle et ensuite au niveau de la psyché alimentant ce devenir-être de l’Homme. De là découle un questionnement qui nous semble important, à savoir dans quelle limite se situe véritablement la perversité formelle, si limite existe, et ce vers quoi elle tendrait serait-il une production désirante ou bien un fantasme matérialisé ? C’est dans cette complexité interrogative où la pensée deleuzienne intervient, dans le sens où la dialectique posée par le philosophe demeure intrigante. Se soulevant contre la psychanalyse freudienne, Deleuze proposait une relecture approfondie de la dualité sadisme-masochisme, dans une réflexion qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme l’antithèse de la pensée freudienne.

Où finit la soumission et où commence l’action ? Chez l’homme comme chez la femme, en tant que sujet participant et comme actant, le jeu n’est non seulement d’ordre psychique, mais essentiellement d’ordre contractuel, dans le sens où le sadisme de l’un ne détermine point le masochisme de l’autre. La cruauté du bourreau (femme dans le masochisme) ne détermine pas son sadisme, mais au contraire elle constitue la condition du jeu masochiste par le biais d’un contrat. Cela maintient la tension interrogative et essentiellement psychique dans une certaine teneur réprimant le sens et dépliant d’autres possibilités. De Masoch au masochisme, c’est tout un sens qui se perd pour un autre qui se crée. Il faudra déterminer la logique, non pas celle du passage de l’un vers l’autre, mais celui de l’autre vers l’un. Le chemin contraire est souvent clairvoyant. De l’homme à la femme et non pas de la femme à l’homme. Entre plaisir sexuel et douleur c’est toute une dialectique à poser et à décortiquer.

Ce que Masoch par ses figures littéraires instaure, détermine une potentialité qui ne cesse de se renouveler, dans diverses formes, aujourd’hui encore. Dans cet élan, la philosophie deleuzienne rapporte des éléments de réponses, souvent considérés comme philosophèmes, mais qui désignent une forme palpable de la psyché humaine.

Le masochisme de Masoch se restitue d’une forme originelle, primaire de perversion désirée et désirante. Le masculin chez lui est désexualisé d’autant que la féminité de la femme, en faveur d’une cruauté délirante où le corps ne demeure pas moins un instrument qu’une matière à transformer et à figer. C’est le temps de l’attente qui détermine le masochiste. C’est en s’accrochant au temps de l’attente que sa jouissance, souvent éloignée, prenne forme.

Ce théâtre de la cruauté, met en avant des concepts de fond qui fut développés cliniquement par la psychanalyse et figés dans des abstractions insuffisantes. Dans l’œuvre de Masoch désexualisation et conversion se joignent pour contenir le désir dans son bouillonnement le plus obscure et le plus clairvoyant. Dans cette machine littéraire et philosophique, la pensée de l’Homme se conjugue dans le temps d’une pose et d’une prose à multiples facette. C’est dans la conversion même du devenir que la dialectique homme / femme prenne sens.

A partir de ces pistes réflexives, nous essayerons de traiter les notions élémentaires proposées par Masoch, tout en nous attardant sur la ligne directive qui nous était posée, à savoir la dialectique homme / femme. De même, nous voyons dans le commentaire de Deleuze une matière à réfléchir le sens même de la perversité et de la conversion chez l’Homme. Il parait aussi important de bien s’articuler autour des concepts majeurs tels que le désir, plaisir, douleurs, désexualisation reconversion, féminisation, afin de mieux comprendre le processus dans lequel sont insérés les deux figures du système masochiste, à savoir l’homme et a femme. Quoiqu’ il est fondamentale de reconstituer les fragments de cette systémique pour mieux cerner non seulement le rôle de chaque actants, mais essentiellement pour saisir les différents recoupements de cette machine restituée dans sa forme pervertie puis di-pervertie par Sacher-Masoch.

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1. La figure féminine chez Masoch

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Sacher-Masoch fût un des auteurs les plus controversé, de son époque. Aujourd’hui le débat continue encore autour de son œuvre complexe. Comprendre Masoch nécessite une décortication de son système littéraire et psychologique articulé autour des dialectiques qu’il ne cessa de poser d’une manière problématique. C’est souvent la notion clinique « masochisme » qu’on connait plus que son nom ou son œuvre. Du masochisme à Masoch c’est tout un transfert qu’on devra effectuer afin de saisir ce que préconisa cette littérature distinguée.

Dans le rapport caractérisant les personnages de son œuvre littéraire, deux entités exercent l’une sur l’autre une espèce de force ou de pouvoir suscitant l’interrogation. La dialectique homme/femme maintient une certaine tension. C’est de ce rapport complexe que naisse la première observation et qui concerne notre propos, à savoir l’ambigüité de la figure

féminine chez Sacher-Masoch : « passer contrat avec la femme aimée, femme divorcée. La venus à la fourrure.»3 La femme non pas comme partenaire, mais essentiellement comme bourreau et comme entité d’un système plus complexe. Cette complexité se dévoile sous plusieurs formes et prend plusieurs aspects. Si la psychanalyse insiste sur la recherche d’un plaisir enfoui libéré par la douleur, Masoch quant à lui prône une réalité toute autre qui dépasse l’acte de violence, dans lequel le plaisir prendrait forme. La femme ne constitue point un objet de désir et encore moins un objet sexuel. Elle détient un rôle dans une machination désirante et délirante du sujet «masochiste. La douleur est au plaisir, ce que la mise en scène est au masochiste : « La recherche de la douleur pure, isolée, est rare sinon exceptionnelle. Dans la plupart des cas, elle vient compléter et achever une mise en scène plus ou moins compliquée, imaginée puis exigée par le masochiste pour se sentir dans une attitude particulière caractéristique par rapport à l'objet sexuel.»4

Comprendre ce que c’est que le délire masochiste nécessite une compréhension des figures délirantes qui participent à l’achèvement de ce processus. Il parait, en premier abord, que la question de la femme s’impose par elle-même, dans le sens où elle est la condition première dans la réalisation du schéma masochiste. Mais de cette femme que pouvons nous dire ? De cette question importante, nous pouvons discerner deux caractères : une femme qui agit et une femme qui subit. Mais les limites de ces deux caractères sont souvent déplacées et se rejoignent dans des surfaces d’indiscernabilité, dans une espèce de champ de forces qui les maintient en suspend.

Pour comprendre cette problématique, nous sommes dans l’obligation d’expliquer l’ambivalence qui prend forme chaque fois qu’on essaye de définir la nature du bourreau (dans le cas du masochisme c’est la femme). Selon Reik le masochisme comporterait des caractères formels et Il en distinguait quatre : « L’importance primordiale de la fantaisie comme préliminaire indispensable à l’exercice masochiste ; le facteur suspensif où le plaisir final est au maximum repoussé, remplacé par une attente qui contrôle et dissout l’anxiété ; le trait démonstratif, exhibition renversée proprement masochiste ; le facteur de provocation où le masochiste « force une autre personne à le forcer.»5

Discerner le caractère ambivalent du genre dans l’œuvre de Masoch relève d’une complexité fondamentale, dans un sens où il faudrait déterminer le point de rencontre de chaque actant participant à cette théâtralité perverse. Dans le masochisme, nous pouvons détecter une équivalence qui parait emblématique et problématique en même temps, à savoir la présence de la femme non seulement comme figure incrusté dans un schéma, mais essentiellement comme sommet de la triangulation assurant la fonctionnalité du processus masochiste. Mais cela reste insuffisant pour comprendre ce qui se passe réellement dans cette machination élaborée tant au niveau des paradigmes qu’au niveau des syntagmes.

Bataille donnait une description assez pointue en insistant sur l’érotisme et la force de l’Eros dans cette entreprise masochiste. Pour lui « l'érotisme [...] est […] le déséquilibre dans

lequel l'être se met lui même en question, consciemment.»6. Eros comme instinct de vie contre Thanatos comme instinct de mort. Tout se joue dans la mise en forme de ces deux entités d’un même système refermé sur lui-même mais ouvert seulement sur sa propre reproductibilité, pour en assurer la continuité. L’angoisse de la mort ou d’une fin imminente est rattrapée par ce désir d’enfreindre l’interdit et de déplacer la balance du côté d’Eros tout en rapportant Thanatos au seuil de toute expérience masochiste renouvelée. Dans cette pensée exclusivement masochiste un nœud crucial assure le bon enchainement, à savoir la femme ou l’image de la femme comme véhiculant une image de transgression. La femme, comme représentant d’Eros, culmine en elle toute la force de l’érotisme incandescent. Dans « la Venus à la forure », la femme est peinte sous sa forme la plus bestiale, féroce et froide. Le bestiaire est véhiculé par un langage adoptant des postures animalières, des degrés de férocités opérant dans le temps du récit des espèces d’écart qui mettent en valeur l’angoisse du dominé, en tant que partie prenante d’un jeu dont il est le moteur premier. L’angoisse masochiste, comme la définissait Deleuze « prend […] la double détermination d'attendre infiniment le plaisir, mais en s'attendant intensément à la douleur. »7. Cette dernière, s’affirme sous un angle bien précis, celui de l’instrumentation et de l’outillage adéquat à sa réalisation. La forure comme extension d’un corps ou habillage d’un corps, détermine une fonction instrumentalisée et symbolique de la douleur. La femme-chat ou femme-bête intervient dans le moment où l’Eros s’émancipe de sa fonction érotique pour se laisser envahir par cette pulsion de mort véhiculé par Thanatos. C’est dans la cruauté de la femme-sauvage que se réalise le schéma.

Le couplet douleur-plaisir prend un sens singulier dans le jeu masochiste. Instrumentalisée, la douleur détermine une condition de laquelle émanerait le plaisir du dominé. L’animalité de la femme prolonge le temps de l’attente et par là l’angoisse à laquelle est assigné la victime. Le corps n’étant plus qu’un territoire clos sur ses propres limites, c’est en se servant d’un fétiche que ce dernier puisse égaler la réponse qu’attendait le masochiste. Selon Anne-Marie Dardigna « le fantasme de Séverin (dont font parties les fourrures et la cruauté) s'épanouirait en étant projeté sur le corps transfiguré de Wanda, le « lieu privilégié.»8 C’est le seuil du corps qui détermine la possibilité d’un épanouissement. La femme, dans cette perspective n’est déterminée que de point de vue de ce qui s’étend de son corps. La forure étant symbole lui-même, constitue un postulat comme culminant en lui toute la systémique animalière ou bestiale. Bataille insiste sur le fait que « la femme désirable, donné en premier lieu, serait fade – elle ne provoquerait pas le désir.»9 C’est en révélant sa bestialité ou son animalité qu’elle pourrait susciter le désir. Et c’est dans ce même élan que le fétiche constitue un révélateur symbolique de cette bestialité, dans le sens où il projette le soumis dans la vision cadavérique de sa propre mort, qu’il éloigne et qu’il provoque en même temps. C’est dans cette perception angoissante que s’instrumentalise la gloire de Thanatos en déplaçant la ligne paradigmatique de l’Eros. La femme ne demeure

objet que dans un sens où elle incarne l’instrument implacable de l’angoisse. Ce que cherche l’homme soumis à travers ce corps est ce que peut un corps dans une certaine condition. L’angoisse de la mort et la victoire de Thanatos constitue l’objet de son désir refoulé mais aussi conscient. Bataille disait que « l’objet angoissant pour l’homme est le cadavre…l’image de son destin. »10 C’est dans dé-civilisation de la Femme que cette dernière atteigne le statut de l’objet ; Objet de désir mais essentiellement objet inséré dans une ritualité singulière, en transfigurant le voile corporelle et en le remplaçant par cette membrane symbolique, cette peau secondaire dans laquelle culminerait toute la puissance du symbole, dévoilant la nature essentielle au bon fonctionnement du système masochiste et à la clôture du processus désirant. La forme excédant de cette vision n’humilie pas tant l’homme que la femme, le dominant que le dominé. La réduction au statut de l’Objet cache une réalité beaucoup plus profonde. Celle dévoilée par Bataille lorsqu’il remarquait que déciviliser la femme et l’assujettir au statut d’un outil instrumentalisé par la bestialité, ne fait que croitre chez l’homme cette recherche imminente d’un plaisir civilisé, assuré par le rituel. Le fantasme du masochiste demeure une espèce d’images manipulées du corps de la femme. Le corps comme lieu d’une métaphore et la réalisation de tout un processus métaphorique, dont l’animosité et la bestialité s’incarnent dans la femme sauvage. Eloignant sa propre mort et la gloire de Thanatos, le masochiste est contraint de faire alliance avec un plaisir cruel, matérialisé dans un Eros s’articulant autour de l’instrumentalisation fétichisée de la figure féminine.

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2. La figure masculine chez Masoch

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« Tu vois, ce n’est pas moi qui voulait prendre ta place, c’est elle qui me fait du mal et me châtre ou me bat »11. Cette réplique était annoncée par Deleuze en critiquant l’approche psychanalytique qui essayait d’une manière ou d’une autre à ramener la question du père à la perversion masochiste vécu par le sujet comme manque ou un substitut refoulé. En rattachant toute forme de perversité à la triangulation mère-père-fils, la psychanalyse voulait donnait raison au couplet sadisme-masochisme comme deux formes opposées d’un même système.

Entre esclave et maitre, c’est toute une dialectique qui prend forme, dans le sens où il ne suffirait pas de renverser le rôle et dire qu’on passe du sadisme au masochisme. Dans cette dialectique, le rapport de force implique un degré qui reste différentiel et sujette à une singularité fondamental. « Le Serviteur n’est pas du tout l’image renversée du maître, ni sa réplique ou son identité contradictoire : il se constitue pièce à pièce, morceau par morceau, à partir de la neutralisation du maître ; il acquiert son autonomie de l’amputation du maître. »12

L’unité sadisme-masochisme, n’est telle que parce que la psychanalyse freudienne lui avait consigné un sens qui en réalité n’est que limitatif. Dans le système sadique la puissance

exercé par le sadique ne fait pas de la victime un masochiste assujettit, et dans le système masochiste la puissance du bourreau ne fait pas de lui une personne sadique. La manière dont fonctionnerait le masochisme diffère en termes d’équivalence du sadisme. Ce que l’approche psychanalytique essayait de démontrer, c’est que ces deux formes de perversions fonctionnent en termes de conversion, et que de l’un on part vers l’autre, par le biais d’un glissement qui s’opère à un niveau inférieur et/ou supérieur de l’inconscient

La figure masculine chez Masoch opère dans deux niveaux différents : un premier niveau qu’on pourra qualifié de stratégique, dans lequel le masochiste stratifie sa quête en élaborant des plans ingénieux. Et un deuxième niveau qu’on qualifiera de participatif ou élaborait. Le masochisme comme opération mettant en scène une perversion sexuelle du sujet, n’aboutit à sa finalisation qu’en passant par ces deux niveaux. Ce jeu pervers prend forme en terme d’un contrat, dans le sens où le rapport du sujet masochiste à son bourreau, généralement une femme, doit engager les deux personnes à respecter les closes contractées. La question qui se pose dès lors, et qui fût aussi posée par Deleuze est de savoir si ce désir masochiste aurait un attribut sadique renversé ou pas, dans le sens où le masochisme de Masoch serait ou pas la forme opposée du sadisme comme l’affirmait jadis la psychanalyse freudienne. Afin de tirer au clair cette problématique fondatrice, Deleuze tirait une première constatation en affirmant que « Si la femme bourreau dans le masochisme ne peut pas être sadique, c’est précisément parce qu’elle est dans le masochisme, parce qu’elle est partie intégrante de la situation masochiste, élément réalisé du phantasme masochiste. »13 Autrement dit un masochiste n’a besoin que d’une personne du même attribut pour la réalisation de son fantasme. Chercher dans la femme-bourreau son contraire ou disons son complémentaire demeure pertinent. C’est en étant masochiste elle-même que la situation masochiste demeure réalisable. Il est curieux d’étendre cette réflexion et la rattacher à son antithèse, à savoir celle développée dans la psychanalyse freudienne dont on peut évoquer l’idée qui s’intéresse à la rencontre intérieur du côté passif et du côté actif dont Freud faisait l’éloge dans les trois essais sur la théorie sexuelle. Nous pouvons nous interroger en effet sur les conditions élémentaires à la fermeture du processus masochiste, et ce qui permet au masculin du masochiste d’atteindre le degré différentiel qui l’écarte du dogme psychanalytique.

Le froid et le cruel, tels sont les attributs du masochiste. Les traits de discordances et de concordances entre Masoch et le masochisme se situent à ce niveau essentiellement. Le froid n’étant non seulement une donnée qualitative, mais essentiellement une vitesse de changement qui opère des transformations multiples dans le suspens et l’attente masochiste. La cruauté n’étant pas ce qui s’oppose en qualité, mais en quantité intensives.

C’est toute la circulation des flux désirants qui s’insèrent dans la logique masochiste. Désirer une tension dans le creux ou le pli de la douleur. Ce que la femme-bourreau investie, n’est réalisable que dans le sens où il s’écarte du sadisme comme volonté d’infliger le mal, pour s’engager dans la machine désirante qui élève la cruauté à la hauteur de la froideur dont elle est le reflet tant attendu de la victime. L’élément décisif du processus masochiste

apparait dans le détachement conscient du plaisir qui se défait dans l’écart que crée le désir. Deleuze exploite cette idée en insistant sur la dualité indispensable dans le masochisme, à savoir contrat-suspens. En effet, la nature contractuelle du rapport du dominé au dominant n’est masochiste que sous cette condition. Toute la ritualisation imposée par le masochiste ne fait qu’espacer le plaisir du désir comme fondement élémentaire de son fantasme, dans le sens où « le suspens des corps et le balbutiement de la langue constituent le corps-langage, ou l’œuvre de Masoch.»14 Ce corps qui s’adonne à l’attente comme situation pure dans l’accomplissement de son désir. Maintenir la douleur comme point de distorsion, la figer dans sa culminance redoutable « en s’attendant intensément à la douleur. » 15

Le corps-langage ou le corps sans organe d’Artaud développé ingénieusement par Deleuze, ne répond en réalité qu’à la question suivante : que peut un corps ? Le masochiste se détache de son enveloppe corporelle que pour lancer ce cri : « liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe16 ». Les postures masochistes interviennent dans des moments ou des instances diverses, rallongeant le supplice jusqu’à son point de torsion. C’est l’abstraction du réel qui donne au masochiste toute sa signifiance. Le corps étant un réel s’abstrait de lui-même pour n’être plus qu’un simple instrument véhiculant tous les flux du désir. Le masochiste se libère de sa copropriété par ce cri suppliciant, entamant dans sa redondance le schéma chaotique de la perversité libératrice. « Neutraliser le réel et à suspendre l’idéal dans l’intériorité pure du phantasme lui-même.»17, en pliant la matière désirante sur une réalité qu’elle dépasse. Le passage d’un corps sans organe à la naissance du nouvel homme s’effectue dans un ensemble de rapport édifié par la victime elle-même. La nature contractuelle du masochisme ligote la femme-bourreau aux conditions imposées par la victime. Ce que la torture est au sadisme n’est autre que par rapport au masochisme. La recherche de la douleur affirme le devenir homme du masochiste en renaissant de la femme-bourreau. Le processus créatif du nouvel homme transgresse la triangulation sociale, en écartant le père comme fondement de toute trinité, en opérant également par une espèce d’écart ontologique dans le triangle œdipien qui donne à l’image du père un sens élémentaire et originelle. Dans l’homme, le masochiste s’associe à une forme transgressive pour ne jouir que de sa propre renaissance. Un jeu non procréatif mais un éternel retour de l’homme nouveau.

 

 

Conclusion

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Dans cette entreprise nous avons essayé de déterrer les articulations essentielles afin de comprendre ce qui fait homme et ce qui fait femme dans le processus masochiste. Il fallait

s’attarder sur des notions, que nous croyions indispensables pour bien identifier le schéma processuel de cette perversion.

De Masoch au masochisme, c’est tout un déplacement qu’il fallait entreprendre pour mieux saisir la problématique qui rend le masochisme comme forme opposée au sadisme de point de vue psychanalytique et essentiellement freudien. Il fallait aussi déterminer non seulement le statut de la Femme dans le jeu masochiste, mais essentiellement le rôle complexe qu’elle devait assurer. Dans la première partie, nous avons pu observer des équivalences qui déterminaient la femme-bourreau comme étant un nœud crucial, dans lequel culminait toute la puissance du processus masochiste. En elle se matérialise l’instrumentalisation la plus parfaite de l’appareillage masochiste. L’instinct de mort ou Thanatos contre l’instinct de vie ou Eros. La femme-chat ou femme-bête intervient dans le moment où l’Eros s’émancipe de sa fonction érotique pour se laisser envahir par cette pulsion de mort véhiculé par Thanatos. C’est dans un devenir-femme que le rôle de cette dernière pourrait être déterminant. Elle ne demeure objet que de point de vue sa fonction dans cette systémique perverse, où le corps se libère de ses contours pour n’être plus qu’une puissance du fétiche matérialisée dans la forure.

Du désir au plaisir l’écart est déterminant, dans le sens où le masochiste n’aurait d’existence que dans cette condition. C’est dans l’écart même que sa nature prenne forme. Dans la douleur, l’attente et la répétition que s’affirme le masochisme du masochiste. Son désir n’est point aboutissant que dans l’unique limite de son prolongement. Ce que cherche le masochiste n’est pas son contraire ou encore ce qui s’oppose à sa propre perversion. C’est en étant dans la même perversité que le masochiste s’affirme. La psychanalyse quand à elle en alliant le sadisme au masochisme, et en faisant de deux perversités diffuses un même système avait instauré un dogme contagieux. Ce que le désir masochiste libère dans sa forme désirante, demeure chez Masoch un cri de corps figé dans sa tension primaire, un corps sans organe identifiant la ritournelle de l’homme nouveau au périple d’un supplice volontaire et conscient.

Ce que Sacher-Masoch rapporte comme éléments perturbateurs, nous rapproche plus d’une perception criarde de l’humain dont les limites du corps demeurent des contours flous. Déambuler dans le champ d’une conscience perverse, résonne sans doute dans les couloirs morbides de tout un chacun comme une redondance intimiste d’un désir originel, « la faiblesse du moi est le piège tendu par le masochiste, qui doit amener la femme au point idéal de la fonction qui lui est assigné. »18

 

 

Références Bibliographiques

 

Bataille, Georges.. L'érotisme. Paris : Les Éditions de Minuit. 1957

Dardigna, Anne-Marie. Les châteaux d'éros ou l'infortune du sexe des femmes. Paris : Librairie François Maspero. 1980

 

Deleuze Gilles. Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel. Edition de Minuit. 1967

 

Deleuze Gilles. Qu’est ce que la philosophie ? ». Edition Cerces. 1991

Deleuze Gilles. , « Un manifeste de moins ». Superpositions de Carmelo Bene et Gilles Deleuze, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979,

Nacht Sacha. Le masochisme. Paris. Edition Paillt. 1965

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