Voyager pour se retrouver soi-même.
Pour échapper à l’ennui du quotidien, nous décidons parfois de partir en voyage, dans l’espoir de découvrir de nouvelles choses. Cela pourra être des paysages, des maisons, des musées, des villes, des gens différents, pourvu que l’expérience soit dépaysante. On entend souvent dire que le voyage permet de « se ressourcer », mais que veut dire ce verbe, et en quoi se ressourcerait-on ? Tout d’abord, on voyagerait pour se déshabituer de notre vie quotidienne, et ensuite pour trouver quelque chose de nouveau autre part, dans un lieu très différent de ceux que nous fréquentons habituellement. Cette envie d’ailleurs peut prendre sa source dans une déception, une lassitude concernant le mode de vie auquel nous sommes habitués. C’est ainsi par exemple que Sylvain Tesson raconte son voyage aux alentours du lac Baïkal dans son livre « Dans les forêts de Sibérie », où il exprime avec force la nécessité qu’il a trouvée de s’échapper de la capitale oppressante et bruyante pour aller dans un endroit calme, vaste, lumineux et rassurant.
Comme s’il s’agissait d’une fuite très loin d’ici, pour la survie de son âme languissante et malheureuse. Il a trouvé près de ce lac magnifique la solitude et le calme qu’il recherchait depuis si longtemps. De vastes étendues désertes, de quoi vivre l’espace et le temps de façon radicalement différente qu’auparavant. Il a trouvé plus de temps disponible pour lui-même, en même temps que plus d’espace pour y respirer librement. De même qu’il se sentait étriqué dans des espaces souvent minuscules en ville, de même il avait l’impression de courir après le temps et d’en manquer toujours plus, de façon terrible et angoissante. Là-bas au contraire, il a retrouvé cette quiétude et cette douceur de vivre qu’il avait perdue dans la capitale.
Il a pu lire et écrire comme bon lui semblait, sans être pressé par des impératifs innombrables, qui l’interrompaient en permanence. Il a pu méditer tranquillement et contempler la beauté de la nature tout à loisir. La joie de vivre et l’enthousiasme sont progressivement revenus habiter son être, en même temps que la liberté retrouvée. Les espaces infinis qu’il pouvait alors contempler étaient à l’image de son sentiment retrouvé
de liberté et de plénitude. Le voyage dans ce cas lui a permis de se retrouver lui-même, de renouer avec ce qu’il y avait d’essentiel dans son être. Il a pu s’éloigner d’activités superficielles et superflues, pour retrouver l’essentiel dans sa joie d’exister. Bien davantage que d’échapper à l’ennui, ce voyage lui a donc permis de retrouver sa liberté intérieure et de renouer avec ce qu’il y a d’essentiel. Cependant, la solitude lui a aussi pesé, comme il le reconnaît lui-même, et il était heureux à la fin de son voyage de rentrer, pour retrouver ses anciens amis et sa vie sociale.
On n’est pas obligés bien sûr de s’isoler loin du monde des humains pour vivre un voyage passionnant, car on peut aussi être dépaysé dans une ville étrangère, dans un autre pays que le sien, bien que l’on soit toujours entouré de gens. Comment le moi profond de la personnalité finit par émerger sous le vernis du moi social qui se craquèle, c’est ce que raconte Edward Morgan Forster dans son roman « Chambre avec vue ». Ce livre raconte la transformation d’une jeune fille élevée dans un milieu anglais puritain à la fin du 19ème siècle, qui sous l’influence d’un voyage à Florence en Italie, va peu à peu trouver en elle-même des émotions et des sentiments passionnés très éloignés de ce que son éducation lui a appris.
Elle va d’abord perdre ses repères habituels pour mettre en doute intérieurement certaines choses de son éducation, et ensuite découvrir une partie de son identité très différente de ce qu’elle croyait savoir sur elle-même. Elle va cependant mettre du temps à abdiquer son moi social, conventionnel et hypocrite, pour oser exprimer au grand jour ce qu’elle ressent réellement au fond de son cœur. En tombant amoureuse d’un jeune homme étrange, parce que décalé par rapport aux mœurs de son époque et de son pays, elle va découvrir toute l’hypocrisie sociale qui se cache derrière certains comportements de sa famille. Elle va elle-même mettre du temps à s’avouer la vérité de ses sentiments, puisqu’ils ne sont pas tournés vers le fiancé officiel et convenable qu’on lui destine. Mais elle finira par assumer cette partie d’elle-même qu’elle ignorait encore avant son voyage à Florence, et que la ville lui a permis de découvrir.
C’est en effet Florence et les magnifiques paysages toscans qui vont faire vaciller certaines certitudes intérieures et les comportements habituels qu’on attend d’elle. Les aspects cachés et profonds de son inconscient vont se révéler au grand jour, lorsqu’elle aura été suffisamment dépaysée pour apercevoir enfin certains aspects de sa personnalité encore ignorés d’elle-même. Son voyage lui a permis d’apercevoir les choses d’un point de vue différent, décalé, non conventionnel. Il perturbe les habitudes et fragilise les repères, ce qui oblige l’individu à s’adapter aux nouvelles mœurs qu’il observe, ou plus radicalement à trouver en lui-même une partie de son être moins superficielle et moins construite socialement. C’est-à-dire un moi profond plus naturel et plus essentiel, qui reflète davantage son individualité, et se défait des habitudes culturelles apprises.
Il s’agirait enfin par le voyage de retrouver des parties oubliées ou perdues de soi-même, que l’on reconnaîtrait sous l’influence de circonstances exceptionnelles. Il faudrait partir dans un endroit que nous avons autrefois connu, pour retrouver des choses oubliées en soi-même, pour réveiller des souvenirs enfouis. Un lieu autrefois familier et longtemps laissé à l’abandon pourra retrouver tout son sens pour nous, même si nous y revenons des années après. Marcel Proust les a si bien décrits dans son œuvre, ces phénomènes de réminiscences mystérieuses et involontaires, aussi soudaines que profondes à ressentir. On aura d’autant plus de surprise et de joie à le retrouver, que l’on aura passé beaucoup de temps loin de cet endroit. Les lieux d’enfance où l’on a grandi résonnent en nous comme remplis d’émotions contrastées sitôt que l’on y remet les pieds. L’oubli laissera alors la place au souvenir ému, à la nostalgie d’un temps heureux enseveli sous les années. En voyageant dans l’espace, on voyage aussi parfois dans le temps, et l’on retrouve alors en soi-même des pans entiers d’émotions que l’on croyait avoir oubliées. Mais qui en réalité étaient toujours bien là, enfouies dans notre moi profond, que la mémoire volontaire peine en temps ordinaire à faire resurgir. Bergson parle admirablement de la conservation de la mémoire dans notre conscience, quoi qu’il arrive au corps, et l’on peut retrouver subitement des souvenirs que l’on croyait perdus pour toujours, sous l’influence de quelques détails sensibles, pendant un voyage sur les lieux de notre passé.
Sylvain Tesson, E.M Forster, Marcel Proust, ce bref parcours littéraire tente d’illustrer comment le voyage, par un détour, permet de trouver le moi profond, à travers une déconstruction des habitudes et adaptations routinières. Et si, finalement, le dépaysement était moins la quête d’un ailleurs différent et pittoresque que celle de son intime authenticité ?
Elisabeth Peyron
Professeur de philosophie